ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre VI

Issues de ses rêves et retenues par l’artifices du kief et de l'opium, plus tard de la cocaïne, des hallucinations s’imposèrent à lui.

Celle-ci, qui devint unique et dominatrice, était remarquable.

Tandis qu'en de précieuses cassolettes distribuées sous les miroirs brûlait l'encens rituel, il marchait lentement dans le silence parfumé de son appartement; et ce faisant, il éprouvait se promener dans sa boîte cranienne (c à l’é o) infiniment agrandie.

Voici que son cerveau se divisait en chapelles qu'il visitait avec plaisir: car les faces diverses de son être y avaient leur autel, et devant ces effigies hiératisées il se prosternait dévotement.

Après un temps, les chapelles s'étant confondues, son cerveau s'élargissait à une vaste et unique nef. Lui, seul dans la cathédrale apparue, continuait d'errer, non sans être pénétré de respect pour la sainteté du lieu.

Et après maint détour, il s'arrêtait dans le chœur , ardent de hauts cierges allumés.

Là, par le moyen d'un art riche et subtil, était représentée, sur fond d'or, en couleurs si vives qu'elles faisaient relief, la Trinité du Vierge, du Prostitué et de l'Amour.

Il s'extasiait devant la triple figure qui le symbolisait; et sur l'énigme qu'il était, méditait à haute voix.

« Je suis celui qui est, qui fut, et qui sera, » entonnait-il.

Et le spectre du rose-croix surgissait à son côté, le confirmait dans son dire et l'attirait contre soi d'un geste éblouissant d'or et d'argent sous l'étole sacerdotale dont il était revêtu.

« Je suis la Mort, je suis la Vie, je suis l'Amour, » poursuivait-il.

Des voix -peut-être le cri monotone du gondolier sur le canal -s'associaient, descendues du transept, à sa parole.

« Je suis celui qui n'est pas.

« Je suis celui qui voudrait être.

« Je suis tous n'étant personne. »

Il accomplissait quelques génuflexions. -Le rose-croix le quittait, l’air important, comme ayant à préparer des mystères difficiles.

L’intonation stridente, il reprenait :

« Je suis la Vie et je meurs en tous ceux qui m’appellent.

« Je suis la Mort, et je renais en les désirs inassouvis de tous ceux qui ne surent me retenir.

« je suis l’Amour, car tous me veulent, tous m’étreignent, tous me déchirent ; et tous je les veux, je les étreins, je les déchirent.

« De la Mort à la Vie, de la Vie à la Mort, je suis le Pasteur infatigable. »

Les voix invisibles reprenaient :

« Tu es la Mort, tu es la Vie, tu es le Vierge, le Prostitué.

-De l'une à l'autre, je suis le Passeur!

-Tu es le Passeur, tu es l'Amour!

-Je suis l'Amour! »

Alors, en face, surgissait l'indispensable, le néfaste rose-croix, et d'un geste impérieux, désignant l'arc du chœur où s'encadrait entre le rougeoiement des longs vitraux la Trinité fascinatrice, il clamait :

« Dans l'infrangible, dans l'incorruptible, dans le miroir unique et immémorial où se reflètent, s'agglomèrent et se diversifient les forces du Passé, où se désagrège le Présent, où prend consistance l'Avenir.

« Reconnais-toi, fils du Passé !

« Reconnais-toi, fruit de la Mort, frère du Présent!

« Du Passé à l'Avenir, reconnais-toi, Intermédiaire résolu, toi l'Amour! »

Un murmure de voix désolées répondait; et à l'opacité concave de la muraille une glace immense se substituait. La glorieuse Trinité s'éloignait, s'y reculait, jusqu'à être méconnaissable en des espaces inaccessibles.

Le rose-croix ricanait: « Poursuis-toi, reprends- toi, reconnais-toi! »

Faisant de grands efforts vains et fatigants, le malheureux gémissait :

« Je suis -je suis l'Amour. Oh! me revoir! -Je suis le Vierge. Oh! me reprendre, m'embrasser!... Je suis... Mitrophane, le pauvre, le cher Mitrophane. »

Il bégayait, pleurait...

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