ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre IX

Mais quand elle eut pénétré dans l'appartement, sa crainte se transmua en respect. L' odeur permanente de l' encens et de quelque autre parfum subtil qu'elle ne connaissait point l'émouvait religieusement. Les tentures lourdes, les épais tapis où le bruit des pas se perd, l'incitèrent à parler bas, comme en un lieu sacré. Et dans la chambre où au fond de l'alcôve, au-dessus du large divan, s'élevait la glace de mystère, elle fut tentée de s'agenouiller et fit le signe de la croix.

Lui la regardait faire, et percevait chacune de ses sensations, comme s'il eût habité en elle. Sous des dehors prévenants mais réservés, il dissimulait son extravagante joie d'avoir près de lui, chez lui, à sa disposition, sa propre jeunesse qui lui, à sa disposition, sa propre jeunesse qui lui avait été dérobée. Et il riait intérieurement de se voir maintenant femme, et en dépit du sexe interverti, dans l'attrayante mascarade du costume marin, à la fois tout semblable à ce qu'il avait été, et plus désirable. Ha! comme tout à l'heure il allait se saisir de son bien, vertigineusement le posséder et choir en quels rouges abîmes de volupté!... La revanche des longues attentes et des grands désespoirs... Il allait pétrir de la chair, se restituer de la vie, et, dieux! en quels prodigieux miroirs humains s'apparaître !... Mais, chut... Il ne fallait pas effaroucher par de brusques manifestations l'enfant dont la présence réjouissait les hautes glaces, auparavant si moroses.

Et avec des précautions félines il s'approchait de Nesta, du bout des doigts osait palper la peau de sa nuque, passait la main -mais si légèrement qu'à peine les frôlait-il- sur ses cheveux, et, tout frémissant, s' éloignait d'elle, pour revenir l'instant d'après, cajoleur; et lui, le silenciaire, condescendait à de galants discours.

Elle, cependant, s'habituait à ce luxe impressionnant; les bougies hautes comme des cierges dans les massifs candélabres de bronze, cessèrent d'évoquer en son imagination simple des splendeurs de tabernacle; la laine des tapis chatouillant ses pieds nus, elle s'enhardit à de petits éclats de rire. Sa gaminerie naturelle rehaussée de quelque dépravation reprit le dessus; elle agaçait son bizarre amoureux par des attitudes plaisamment lascives; et dans le cabinet de toilette, ayant découvert les boîtes à poudre et à fard, elle voulut se maquiller et se calamistrer comme lui. La tentative avorta; ou plutôt elle eut l'instinct que d' elle ce qui convenait à son hôte, c'était son charme fruste, ses allures garçonnières. Et l'aventure, maintes fois osée avec d'autres non moins extravagants que lui, mais dans la pauvreté de la chambre au Lido, ou au bercement propice de la gondole, l'amusa ici, en ce décor raffiné de tapis, de miroirs, de lumières, avec cet être si poli, et qui certes n'était pas beau, mais savait être aimable, et dont les bagues aux doigts étincelaient, tentatrices.

Devant la table du souper, elle fut tout à fait à son aise. Assez gourmand, nonobstant ses chagrins précieux, le prince Mitrophane mettait quelque soin à son buffet, et ses vins étaient d'un incontestable mérite.

Nesta eut de l'appétit. Elle portait son verre à sa bouche avec des grâces gauches d'éphèbe curieux des usages mondains. Lui, l’œil allumé, la considérait, satisfait de son savoureux débraillement; mais il se retenait d'y toucher.

A voir couler la mousse d'un moscato d' Asti, elle s'égaya beaucoup, et s'enhardit à donner de petites claques sur l' émail de la joue princière, en lui demandant si c'était donc qu'elle lui faisait peur, que jusqu'à présent il ne l'eût pas favorisée du moindre baiser ? Dans un souverain mouvement de joie et de fureur, il fut sur le point de prendre à deux mains cette tête qui s'offrait, qui était sienne, et de la broyer... Elle perçut la lueur fauve de sa prunelle et se réjouit, car elle se sentit désirée.

Comme, après avoir bu le café en de petites tasses d'argent, ils comparaient des liqueurs, Nesta voulut elle aussi mélanger au tabac d'une pipe élégante un peu de ce kief que. fumait à lentes bouffées si spécialement odorantes son aristocratique ami.

Il l'encouragea; l'expérience réussit, car ravie du parfum nouveau, elle fuma immodérément.

Etourdie, elle quitta le siège où elle s’était renversée, les bras derrière la tête, et zigzagua à travers les chambres, toute pareille en cet état à quelque jeune matelot un peu ivre.

Voici que la luxure, astucieusement domptée jusqu'alors, se redressa puissamment chez lui, le poussa derrière elle: ils furent simultanément dans l'alcôve, et il la jeta sur le divan.

Machinalement, elle se dévêtait, mais il l’arrêta.

« pas encore ! » ordonna-t-il.

Etrangement maître de lui, il apporta dans la petite pièce tous les candélabres, toutes les lampes qu’il possédait. Leurs flammes y disposèrent d’éblouissante et disparates clartés; sous les rayons multipliés, les objets s’animèrent à une vie insolite.

Il verrouilla soigneusement la porte; sur de petits réchauds allumés devant les divers miroirs, il brûla de l'encens, et bientôt l'éclat des lumières s'atténua de mystiques fumées.

Elle s'étonnait un peu, vaguement charmée d'ailleurs par cette mise en scène. En somme, elle ne savait plus au juste où elle se trouvait; l'idée première de la chapelle à nouveau la visitant, elle balbutia des paroles de prière. Et ses yeux éblouis se fatiguèrent; elle les ferma. Immédiatement elle s'endormit...

...Une douleur vive la réveilla.

Elle poussa un cri. Penché au-dessus d'elle, elle entrevit une sorte de masque qui ricanait :

« Ce n'est rien. Mes lèvres, je voulais mes lèvres. »

Furieuse de l'attaque inopinée et de la morsure dont sa bouche saignait, elle se débattit, de tous ses muscles le repoussa. Mais singulièrement fort, il la mata, et suça avec avidité le sang qui coulait.

Et d’un mouvement des mains rapides, il déchira son col, la dépouilla de sa vareuse, de son

tricot.

Hébétée, elle se laissait faire.

Sur sa jeune et ferme nudité soudain révélée, il se rua dans une clameur de triomphe :

« A moi cela, à moi tout cela!... »

Son étreinte fut cruelle, elle râla de douleur. Dans un moment de détente, elle lui échappa,

l'injuria. Mais il la ressaisit, enfonça dans son cou des doigts d'acier et hurla :

« Ta voix, oui, il me faut ma voix / Crie-la-moi, gémis-la-moi, chante-la-moi !

« Mes dents! je veux mes dents, mords-moi avec mes dents !

« Mes cheveux/j'exige la merveille ressuscitée de mes cheveux !

« Et mon sang! Et ma peau! Et ma chair, et tout ce que tu m'as pris! »

Il la secouait furieusement. Elle luttait en vain contre l'étreinte de ces petites mains devenues formidables. Dans le recul de la défaite mortelle, elle le traîna jusqu'à la porte. Des candélabres furent accrochés; ils vacillèrent, tombèrent: l'un d'eux frappant une glace en éparpilla sur eux les éclats. Alors elle comprit que c'était fini d'elle.

Les doigts serrèrent plus fort. Elle se convulsa, et dans sa bouche largement ouverte un cri d'horreur se figea. Puis il y eut un craquement sec, et ses membres se détendirent soudain, ses mains s'ouvrirent, furent molles, la tête pendit sur la poitrine.

Il exulta, et trébuchant par le désordre des objets brisés, il porta le corps flasque sur le divan, s'y roula avec lui en clamant :

« Je ne suis plus le Vierge, je ne suis plus le Prostitué; j'ai retrouvé l'Amour, je ne suis plus quel' Amour, l'absolu, l'omnipotent Amour, puisqu'en ma personne deux sexes se confondent!... »

Le spasme d'un rire épouvantable entre-choquait ses dents, et il embrassait frénétiquement cette chair tiède et sans défense.

Puis tout à coup, comme il rapprochait la tête inerte de sa tête et opposait aux yeux morts ses propres veux. il eut un cri de détresse :

« Les miroirs se sont brisés! Mes yeux, mes mi-roirs! Qu'ai-je fait de vous! En vous je ne me vois plus! Mes yeux, ô mes beaux miroirs. O moi, cher moi, tout moi! Pauvre Mitrophane! Mes yeux, mes doux miroirs!... »

Il pleurait avec abondance, et les larmes délayaient son fard, tandis que son geste désolé,

Par les pointes de ses pierreries, égratignaient son lamentable visage.

Cependant, ployée en deux et nue au bord du divan, Nesta gisait, la tête rejetée en arrière ; et de ses pupilles dilatées le regard était absent.

L'une après l' autre les bougies, les lampes s’éteignirent. L'obscurité se fit. Alors Mitrophane s’endormit, tout en continuant de sangloter un peu, comme un enfant qui a du chagrin...

C à l’é o : conforme à l’édition originale.

Paris, Alphonse lemerre, éditeur au 23-31 passage choiseul, 1897.

Chapitre VIII << Couverture >> Fermer cette fenêtre