ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre VIII

Il eut ce jour-là un involontaire petit battement des mains, et de son gosier s'échappa un cri grêle, tandis que sous son fard il pâlissait extrêmement. L'obligeant gondolier, le croyant pris d'un subit malaise, s'arrêta de ramer. Mais le prince lui fit signe d'accoster à terre.

Ils étaient à l' ouverture de la passe du Lido; et le remous du flux se faisait sentir. Le ciel, où le soleil se couchait, était un tissu diaphane de soie incarnadine et paille où de minces nuées traçaient un réseau d'or; derrière eux, dans le vert pâle d'une eau que striaient par places des bandes pourpre et orange, la ville effeuillait les pétales roses de ses palais entre lesquels s'érigeaient les longs pistils blancs des clochers à pointe d'or.

Blasé sur la magnificence du spectacle, le prince Mitrophane ne s’attarda pas en de stériles contemplations. Vivement il se dirigea, lui sobre de boissons, vers une case d’aspect plutôt minable, où les pêcheurs buvaient un épais vin rouge dans des verres grossiers. Comme il s’installait près d’eux, il lui firent place poliment et dans le doux dialecte vénitien lièrent conversation avec l’étranger que sur son ajustement et ses allures ils jugèrent immédiatement anglais.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il répondait assez facilement à leurs avances : la société des gens de labeur n'était pas celle qui lui déplaisait. A leur robustesse il régalait sa vue, et comme tous les faibles, en leur virile compagnie il semblait qu'il puisât de la force. De plus, la simplicité de leurs âmes faisait valoir la complication de la sienne propre, et au milieu d'eux, il concevait quelque orgueil d'être lui.

Il condescendit, sur leurs questions, et de sa voix zézayante, à les instruire de sa nationalité. Mais ses explications un peu prolixes et non dépourvues de forfanterie, passant leur entendement, ils les résumèrent en ceci: qu'il devait être le fils de la reine de Turquie.

Des minutes s'étant écoulées, il s'agita visiblement, et finit par s'informer d'un jeune matelot qu'il avait aperçu avant de mettre pied à terre; dans l'instant où la gondole se rangeait contre l'estacade, il avait disparu. Ne faisait-il pas partie de leur compagnie ?

Il attendait leur réponse en se composant un visage d'indifférence, car la crainte le poignait qu'il n'eût été le jouet d'une illusion. Et comme il le décrivait, ils l'interrompirent tous en riant à dents blanches :

« Vous le verrez, seigneur, vous le verrez! » s'exclamèrent-ils, mis en gaieté par les fiasques dues à sa munificence. Et ils appelèrent :

« Nesta! Nesta! »

Mais Nesta ne s'empressant pas de se montrer, l'un d'eux fut dans la case, et après des pourparlers qui s'animaient de bruits de baisers, il re- parut, tenant par la main une très jeune fille.

« Voici le matelot! » la présenta-t-il joyeusement.

Les faces basanées s'égayèrent de la stupéfaction du noble seigneur étranger; et Nesta s'associant au contentement général, vint à lui, parfaite de grâce, et s'enquêta s'il était déçu.

Lui, la tête un peu baissée, roulait vers elle entre ses paupières mi-closes un regard singulièment (c à l’é o) attentif et un peu sournois. Malgré la fraîche brise survenue du large, des gouttes de sueur perlaient sur son front; ayant tiré de sa poche un mouchoir de soie très parfumé, il les essuya avec précaution, afin de ne point déranger l'ordre établi de ses cheveux raréfiés. Nesta vit les dentelles de ses poignets, les bijoux de ses doigts et les loua.

Il eut un sourire équivoque et hocha la tête en signe d'assentiment.

Cependant ses volubles (c à l’é o) voisins lui narraient pourquoi le ragazzo de tout à l'heure s'était changé en ragazza. Nesta servait de mousse à son père, comme eux tous pêcheur, et il lui était plus commode à la mer de revêtir un costume masculin, qu'elle affectionnait d'ailleurs, « n'est-ce pas, Nesta ? »

Elle approuva d'un si, si convaincu, et déclara néanmoins qu'il était plus convenable qu'à la trattoria elle servît en habit de femme.

Ce disant, elle se campa devant le prince Mitrophane d'un air assez faraud, son poing petit et brun sur la hanche, la tête ,intrépide rejetée de côté; et il lui dit :

« Vous avez l'air ainsi d'un adolescent déguisé. »

Puis, ayant fait distribuer d'appréciables virginia, tandis que les bouches satisfaites exhalaient de vigoureuses bouffées de tabac, il la pria, la voix altérée, de bien vouloir en sa faveur derechef endosser son costume de matelot.

« Vous me plaisiez ainsi, » affirma-t-il.

Elle le railla :

« Et maintenant donc, je ne vous plais plus ? »

Il rougit, balbutia :

« vous ne pouvez pas comprendre. »

Et comme elle hésitait, il la persuada en lui promettant une suffisante récompense.

Le soir s'éparpillait sur l'eau en clartés mauves ; pâlement roses près de l'horizon, les nuages enclosaient des flaques de ciel vert. On entendait le bruissement irrégulier de l'Adriatique proche, et des chants isolés planaient comme des vols d'oiseaux tristes au-dessus des sables du Lido. Dans la lagune, les îles lointaines s'endormaient ; l'atmosphère printanière était fiévreuse et mélancolique.

Un après l'autre, les pêcheurs prenaient congé du prince Mitrophane, non sans le remercier cordialement.

Tandis qu'il attendait, vaguement ému par la tristesse vespérale des grands espaces miroitants, et grisé un peu par le vin dont il n'avait pas l'habitude, il se rappelait, pour se distraire d'une autre cause violente de surexcitation, il se rappelait complaisamment une ancienne ordonnance de police concernant les courtisanes vénitiennes, suivant quoi il leur était interdit de revêtir des costumes d'homme dans l'espoir malicieux d'attirer de repréhensibles (c à l’é o) débauchés. Le texte exact du règlement lui échappait; mais évoquée par cette réminiscence, la paillardise jadis déroulait devant lui, dans un accompagnement de soieries, de velours, de bijoux, de musiques et de parfums, le cortège savant de ses vices et de ses duperies. Sa bouche séchant d'ardeur, ses mains brûlantes portaient en tremblotant aux lèvres le vin dont il les humectait.

Comme à la fantasmagorie des voluptés mortes se substituait malgré lui, capiteuse et délicieusement terrifiante, la figure espérée d'une satisfaction prochaine, Nesta surgit au seuil de la maisonnette, et en elle il se reconnut.

Ce n'était plus l'incertaine, la fugitive vision d' auparavant, alors que la gondole glissait le long de la terre vaseuse, mais bien une ferme, une saisissable réalité.

Cet éphèbe au teint mat, aux grands yeux bleus allongés sous des sourcils nets, dont le rouge béret posait fièrement sur de riches boucles châtain, et dont la bouche close était un fruit rouge et savoureux, c'était bien lui tel qu'il avait été. Il scrutait chaque détail du visage, et y trouvait l'irréprochable reproduction de ses jeunes traits. L'attitude du jeune homme -de la jeune fille -légèrement appuyée sur la main gauche, de façon que la tête s'inclinait du même côté, tandis que la hanche droite saillait, était la sienne. Elle avait l'analogue retroussis dédaigneux des lèvres. Et les reins étaient ceints de l’écharpe de laine écarlate qu’enfant il ambitionnait et qu’on lui refusait comme étant vulgaire.

Il fallait qu'il l'examinât à loisir; il était urgent qu'il se reprît ?

Un désir instantané et fou jaillit de ses yeux, désir auquel elle ne crut pas se méprendre. En se dandinant un peu, elle vint à lui, incertaine - adolescent ou jeune fille ? -dans sa vareuse et son col de matelot qui s'entr'ouvrait (c à l’é o) sur la nudité hâlée d’une poitrine exquise mais insexuée.

Ses pantalons de gros drap bleu se retroussaient sous le genou ; ainsi les mollets qui étaient bronzés et musclés restaient nus, de même que les pieds étaient déchaux ; ceux-ci apparaissaient bien cambrés, avec des orteils soignés. Les mains sortaient des manches, assez fines; sous la laine les bras modelaient des muscles satisfaisants.

Sans doute Nesta avait-elle subi maintes fois des fantaisies pareilles à celle du prince Mitrophane, et s'était-elle décidée à de supplémentaires frais de toilette, en prévision d'événements à venir, car elle sentait bon, et ses vêtements ne rapportaient point le fâcheux relent de la cale.

Mais à sa parole brève elle eut un petit frisson de crainte, et elle se recula soudain de lui, car la main qu'il venait de poser sur son épaule était celle d'un maître.

Elle le considéra de travers: dans le crépuscule, ce profil aigu, plus dur des fards et des teintures que la lumière ne traversait plus, était insolite et inquiétant.

Il la comprit, et se fit souple et câlin.

« Viens avec moi! implora-t-il.

-Où demeurez-vous ? »

Il lui nomma le canal, désigna la maison.

Elle haussa les épaules, regarda autour d'elle

avec indifférence.

« Je n'ai pas le temps, affirma-t-elle. Et puis il va pleuvoir. »

Elle dit cela comme elle eût certifié qu'il allait faire très beau temps.

Il tira de son annulaire un rubis, le lui glissa dans la main.

« J'en ai d'autres, » insinua-t-il.

Le bijou la séduisit. Et avec audace :

« Vous me donnerez de l'or ? demanda-t-elle.

-Certes !

-Tout de suite ? »

Il fouilla dans son porte-monnaie.

« Voici!

-Attendez-moi! »

Elle !entra dans l'intérieur de la case où le gondolier bénévole s'était remisé. Les renseignements furent sans doute rassurants, puisqu'elle ne tarda pas à reparaître.

« Je te plais ? » et elle l’enlaça, lui murmurant à l’oreille des paroles spéciales.

Il l’écarta :

« Viens. Suis-moi. »

Comme ils partaient, des ombres surgirent aux fenêtres de la maison crépusculaire; et des voix avec des recommandations accompagnèrent la gondole.

Sur l'eau noire, entre les pilotis qui émergeaient comme des têtes de noyés, ils glissaient funèbrement. Ils s'éloignaient de la région joyeuse où s'évasait, entre des masses confuses de bâtiments, la double et large courbe de lumière de la Giudecca, pour entrer par le sinistre côté de Murano, face à l'Ile des 'Tombeaux, dans le dédale des rii les plus délaissés. Et comme son compagnon ne parlait pas, ne bougeait pas, mais la regardait seulement avec d'étranges yeux fixes, Nesta se sentait avoir peur.

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